WHITE SPIRIT
Presse
La Vie.
Dominique Mobailly : "Les paumés du colonialisme"
L'Express. Anne Pons : "Terminus
à Port-Banane"
Le Point. Pierre-Jean Rémy
: "Cruels Tropiques"
Les Echos. Annie Coppermann :
"L'enfer en Afrique"
Le Canard enchaîné
: "Changements de régime"
Le
Nouvel observateur. Frédéric
Vitoux : "La fièvre noire"
Sud-Ouest. Annette Brierre
: "Souvenir du paradis perdu"
Le Devoir (Québec) . Lisette Morin : "Le roman drôle et décapant d’un faux paradis colonial"
La Vie, 14 septembre 1989
PAULE CONSTANT : les paumés
du colonialisme
WHITE SPIRIT
Quand on débarque à Port-Banane, l'odeur prend
à la gorge et l'image obsédante s'impose à tous les regards
: il y a là, dominant le quai, une montagne de bananes en putréfaction
qui fait un signe sinistre au voyageur. Ici commence le pays de toutes les déroutes.
En sortant de la cale de la Volonté de Dieu qui l'a mené de Bordeaux
jusqu'à ce comptoir d'Afrique, Victor l'a vue tout de suite, la montagne.
Mais il ne veut pas s'attarder à la contempler. Devant lui, à
vingt ans, un beau titre, celui de directeur d'une succursale de La Ressource
de l'Africain.
Drôle de Ressource, qui mène Victor en lisière d'une bananeraie,
dans un magasin sans marchandises, où échouent les surplus de
l'Occident (fers à repasser et grille-pain) sans qu'arrivent jamais les
vivres qui pourraient, si ce n'est s'y vendre - les indigènes sont sans
ressources - au moins s'y arracher sans autre forme de procès. Car rien
n'est sûr pour Victor, surveillé par ses deux aides infirmes, par
une matrone autoritaire, et vouée, qui sait, au sort du contremaître
de la bananeraie qu'on retrouve, un matin, allongé pour le compte, en
compagnie de sa dernière domestique, une guenon. Comment s'en sortir
? En vendant le « white-spirit » qui, précipité en
poudre, est bien la seule marchandise qui suscite au magasin l'intérêt
de la clientèle.
« White-spirit », « l'esprit blanc », tout un programme...
Pour Lola, la petite métisse qui s'en enduit afin de devenir blanche
et de mieux vendre ses charmes. Pour Clément, l'instituteur, chargé
de transmettre aux futurs esclaves de la bananeraie les savoirs inutiles d'un
Occident lointain. Pour frère Emmanuel, l'Africain inspiré autrefois
par un missionnaire, qui psalmodie, sur les textes d'une Bible, les appels à
une Terre promise de sa façon. Pour Ysée, l'actrice ratée,
devenue mère maquerelle qui ne rêve que d'imposer la blondeur de
Marilyn ou de Lana Turner à son escouade de filles... Tout dérive
dans ce monde cruel, vampirisé par l'esprit blanc, d'où les chauves-souris
elles-mêmes ne reviennent pas...
Un roman noir ? Oui, sans jeu de mots. Cruel, féroce même, mais
époustouflant. Où l'on voit petits Blancs et Africains également
écrasés par l'absurde, les insecticides et la loi du profit maximal.
Décrépitude absolue. On pense à Graham Greene. C'est terrifiant
et vibrant de vraie sensualité. Comme l'Afrique. L'écriture, sobre,
rapide, qui sait faire place au fantastique, est à la hauteur du réquisitoire
: efficace. Un excellent roman qui mérite tous les prix, une fable pour
notre temps, dont les images devraient longtemps trotter dans nos mémoires
consentantes.
Dominique Mobailly.
L’Express, 22-28 septembre 1989.
Roman
Terminus à Port-Banane.
Sur les quais maudits du sud, les mots sont le salaire de la peur.
Il est des romans dont la bande devrait indiquer « Explosif
». Celui de Paule Constant, par exemple. A moins d'être avaleur
de feu ou d'aimer les bombes à retardement, un conseil : méfiez-vous
de « White Spirit ».
On y retrouve l'Afrique, terre mentale de l'auteur. Fille d'un médecin
militaire responsable d'une léproserie, Paule Constant a vécu
dans ce qu'elle nomme « le Sud ». La trame autobiographique sous-tendait
son premier livre sur l'Afrique de la colonisation, « Ouregano ».
Avec plus de cruauté, « Balta » dénonçait l'attitude
des pays développés à l’égard du tiers-monde.
« White Spirit » largue toute attache avec la vie de l'auteur.
L'univers infernal imaginé de toutes pièces par Paule Constant
plonge ses racines dans une obsession. « Tout ce qui se crée dans
le monde doit forcément aboutir quelque part ; en disant cela, je pense
aux tonneaux de Seveso, qui se sont promenés partout et dont personne
ne vou1ait. » De là à inventer un monstrueux cul-de-sac,
une sorte de fin du monde en forme de port bananier, avec ses comptoirs, ses
bordels, sa gigantesque poubelle à rebuts mondiaux, ses maisons modèles
pour damnés de la Terre...
A la Ressource de l'Africain (le nom est calqué ironiquement sur celui
des magasins d'autrefois) n'obéit pas à la loi de la demande.
Port-Banane y fait converger chaque semaine son lot de déchets : reliquats
des modes passées, jouets inflammables, lait irradié, brassières
cancérogènes. Ces horreurs s'entassent sous l'œil concupiscent
de Reine Mab, force cataclysmique, banquière de l'humble Victor, naïf
« directeur » recruté à Bordeaux, qui joue le dindon
de la farce. Deux autres innocents « révèlent » l'atrocité
de ces trafics. Lola, qui cherche désespérément à
blondir pour devenir la copie conforme des poupées Barbie du bordel («
En fait de bordels, déclare Paule Constant, je ne connaissais que ceux
de Faulkner, mais je n'ai pas voulu le relire. Je me suis dit : je vais faire
"mon" bordel »). Et la guenon - « Petite, je n'ai pas
eu de poupées; on m'apportait des bébés chimpanzés
: j'ose à peine raconter cela » - qui singe les bonnes femmes à
la maison, grincheuse, obscène. Par elle, Victor aura la révélation
un peu indécente de la maternité.
Comme Jules Renard, Paule Constant est une « réaliste que la réalité
dérange ». La vision sordide du système pénitentiaire
de la Bananeraie ( « J'ai appris qu'on "gazait" les bananes...
») serait insoutenable sans l'humour et le passage du réel au surréel.
Cet univers différent surgit de la magie d'un style, de la fête
cocasse des mots, des distorsions d'une langue qui ne répugne pas à
utiliser l'anglais (de préférence au petit-nègre, dit-elle),
tel le titre - à double sens - de « White Spirit ». Double
sens, mais aussi jeux de miroirs. Victor chante au singe l'air qu'on lui chantait
enfant ; le contremaître disgracié, Guastavin, répercute
l'impuissance sexuelle de César di Marino ; Lola se refléte en
Ysée, la patronne du Sunset ; la grand-mère de Victor détache
de ses oreilles les grenats qui vont se réincendier sur Reine Mab ; sans
parler de B et B, le Bossu et le Boiteux, aides magiques du magasin, à
qui le White Spirit donnera des mains roses au bout de leurs bras noirs...
Dénaturations, anamorphoses : le roman de Paule Constant leur doit sa
séduction et sa réussite éclatante. Après tant d'efforts
pour changer, Lola ne sera plus une femme, elle ne sera plus rien. Un écrivain
qui juge « sa réalité incommunicable » en passe par
un travail de cinq ans pour que nous l'entendions. « J'ai toujours connu
un univers sans douceur. Je suis quelqu'un de frileux. Une rencontre et j'en
ai pour une semaine entière à m'en remettre. Enfant, j’avais
du mal à parler, j’étais un peu mutique. Mon grand-père
me donnait à lire « Bérénice » : « Comme
cela, tu auras des dialogues.» Depuis, je ne cesse d'essayer de faire
revivre cette langue. J'ajuste au mot près. J'écris comme avec
un nuancier, pour mettre mes livres en couleurs. Après avoir publié
« Un monde à l'usage des demoiselles », j’étais
asséchée par toutes ces phrases XVIIIe siècle. Je me suis
libérée. Il se trouve que je l'ai fait en riant beaucoup. Mais
le tragique demeure cette impossibilité de dire. En réalité,
le livre ne se termine pas par un happy end, mais au chapitre précédent,
sur le cri du singe... »
D'une voix d'enfant « écartée
», selon le terme de Buffon, présent dans le livre, à la
voie royale de la littérature et de la poésie, que de chemin !
Anne Pons.
LIVRES/CRITIQUE
PLEINS FEUX
Cruels tropiques
Entre les deux guerres, le « roman colonial » constituait
un véritable genre littéraire ; on y trouvait des planteurs blancs
bottés de cuir et pleins d'une santé à décourager
toutes les médecines tropicales, de belles Françaises ou des Belges
langoureuses et parfaitement anémiques, et des négresses muettes
mais consentantes. Tout cela s'agitait dans une chaleur d'enfer et fonctionnait
au Pernod sous les palmes des ventilateurs du club. L'un des chefs-d'œuvre
du genre, c'est peut-être Simenon qui l'a écrit, vers la fin des
années trente, avec « Le Blanc à lunettes ».
Avec Paule Constant, c'est à première vue dans cette atmosphère
qu'on est replongé ; « Ouregano », déjà, puis
« Balta » nous en avaient révélé le paysage.
« White Spirit » en poursuit la découverte : petit Blanc
malingre, trafiquant costaud, fragile prostituée ramenée de la
métropole et tenancière de bordel aux goûts hollywoodiens
se présentent d'abord comme les personnages principaux d'une comédie
de mœurs, dont une grosse Noire très douée pour les affaires,
un faux curé vrai prêcheur et un chimpanzé qui ne sait pas
qu'il est singe viendraient brouiller les cartes.
Mais Paule Constant n'a pas écrit un roman colonial ! Sur fond de brousse
et de ventilateurs, « White Spirit » est un tendre et grave ballet
où, dans un bonheur de l'image constant - que l'auteur me pardonne un
jeu de mots qui n'en est certes pas un - les personnages qu'on a cités
jouent jusqu'au délire le jeu de changer de rôle. Tout n'est en
fait qu'apparences, légères, légères... et le décor
colonial aurait pu être brossé par un de ces peintres naïfs
haïtiens qu'on découvrait jadis au Marché de fer de Port-au-Prince.
Au départ, il y a une fable. L'histoire d'un petit Blanc, naïf lui
aussi, qu'un maquignon recruteur arrache à sa grand-mère de province
pour un mirifique poste de « directeur » en Afrique. Le petit Blanc
rencontrera la putain un peu trop noire qui rêve de se blanchir avec une
poudre miracle qui blondit, certes, mais tue aussi tout ce qu'elle touche. Quant
au singe à qui on n'avait jamais dit qu'il n'était pas un homme,
il mourra probablement de se retrouver parmi les singes. « White Spirit
» lave si profond qu'après lui c'est le vide.
L'auteur nous avait habitués à ce ton pince-sans-rire pour dire
le plus horrible avec une merveilleuse gentillesse ; mais cette fois sa drôlerie
serait sans pitié s'il n'y avait, derrière chaque mot féroce,
l'amour qu'elle porte aux humiliés, aux offensés qui, eux, tirent
(presque) leur épingle du jeu. Ainsi, de livre en livre, construit-elle
un univers où l'on se retrouve avec un clin d'œil complice ; c'est
celui des gamines pas très heureuses et des singes en costume marin,
témoins de toute la détresse du monde. Tant de romanciers d'aujourd'hui
essaient si désespérément de dire trop gravement des choses
bien légères que c'est un moment de grâce que d'entrer de
plain-pied dans un domaine où avec une si belle légèreté
on nous dit enfin des choses si graves.
Pierre-Jean Rémy, de l'Académie française.
"White Spirit" de Paule Constant (Gallimard).
L’Enfer en Afrique
White Spirit par Paule Constant
VICTOR n'a pas vingt ans, mais il a passé son brevet.
En réponse à une petite annonce, il est engagé par le directeur
d'une société d'import-export cherchant des « hommes jeunes,
dynamiques, désirant assumer des responsabilités ». Victor
ne connaît pas plus le monde que sa grand-mère qui, pour l'occasion,
l'a amené à la ville, toute endimanchée avec ses boucles
d'oreilles en grenat, acheter un costume. Solide, et noir.
Victor ne sait pas que, en Afrique, où le « directeur » -
qui les a reçus en pyjama dans une chambre d'hôtel - va l'emmener,
gratuitement, sur un bateau nommé « La Volonté de Dieu »,
pour prendre la direction d'une de ses succursales, il fait bien trop chaud
pour le beau costume. Il ne sait pas non plus ce que c'est qu'une « succursale
» au fin fond d'une bananeraie, quand personne n'a d'argent pour acheter
et que, de toute façon, on n'est jamais livré que de soutien-gorge
taille 50, de langes cancérigènes, de lait en poudre moisi et
de « white spirit » qui brûle la peau. Victor, sur «
La Volonté de Dieu », avec la bénédiction de sa grand-mère
si fière, est parti pour l'enfer, sans le savoir...
Paule Constant, professeur de littérature, a enseigné en Afrique,
et connaît bien ce qu'elle décrit. Révélée
par « Ouregano », suivi de trois autres romans, elle passe, ici,
la vitesse supérieure : « White Spirit », peinture désespérée,
cruelle, dantesque d'une Afrique de profiteurs minables, de racistes kapos,
et de Noirs tenus en esclavage et fanatisés par de faux prêcheurs,
de vrais sorcières et d'immémoriales superstitions, éclate
comme une bombe imparable.
Avec une force, dans la férocité, que soutient une écriture
sèche, maigre et piquante comme ces barbelés que les habitants
du « Village modèle » « tournicotaient, enguirlandaient,
bouclaient, torsadaient » autour de leur cube de béton sur leur
carré de latérite, comme un jardin agrémenté de
vieux pneus qui leur servaient aussi de vide-ordures et « remuglaient
la charogne ».
On n'oublie pas ce «Village modèle », sa « Reine Mab
» - une Négresse géante, qui vendait la farine à
la cuillère, le riz au grain, le sel au dé -, son instituteur
zélé, son prêtre inculte, échappé à
l'heure de son baptême d'un village où il avait commis un viol,
et promu prêcheur par la grâce de Reine Mab, son contremaître
amoureux d'une guenon, et le bébé, baptisé Alexis, de ladite
guenon. Ni les efforts désespérés de Lola, la jeune métisse
elle aussi embarquée sur « La Volonté de Dieu », dans
les bagages de M. Beretti, veule poussah-directeur de la chaîne «
La Ressource de l'Africain », à Port-Banane, pour respecter les
régies d'hygiène des vedettes de Hollywood - règles recommandées
par la maîtresse du bordel de la ville - et blanchir, à coup de
White Spirit, ses cheveux et sa peau. Le baptême du singe, la folle croisade
du prêcheur frère Emmanuel, emmenant ses ouailles vers «
le paradis » à travers le désert, la forêt, la savane,
jusqu'à l'hécatombe.
L'Afrique de Paule Constant est une frénétique, dérisoire,
monstrueuse chaudière où Victor et Lola finiront, peut-être,
par se trouver... Un roman d'une force rare, dont on devrait reparler cet automne.
Annie Coppermann.
Le Canard enchaîné, septembre 2006
Changements de régime
Mais dans quel sac de corde Paule Constant a-t-elle puisé
tant de personnages éperdus de vie ? Certes, comme le navire «
La volonté de Dieu » qui emporte Victor vers l'Afrique et ses richesses,
son arche de Noé sent la banane, cette pépite d'un pays où
l'on débarque à Port-Banane. Seulement, à cause d'un fichue
grève des dockers, l'Ararat de bananes gluantes glisse glavioteusement
dans la mer, comme un glacier glaireux... Les bananeraies mangent le paysage,
mais les coolies aiment la banane, qui leur apprend la haine de l'homme.
Victor, donc, orgueil de sa mère, quitte à vingt ans son Sud-Ouest
pour aller faire de l'import-export : il sera Directeur dans une des succursales
du grand magasin "La Ressource de l'Africain" - encore mieux que le
Soldat Laboureur ! Les Directeurs commenceront à voyager à fond
de cale, tandis que le beau monde joue au croquet sur le pont ; lui sera allouée
la gérance de La Ressource au Village-Modèle. L'ennui est qu'il
faut d'abord déloger Reine-Mab, une rude concurrente, qu'il faut avancer
50% à la livraison, et qu'on ne lui livre que des fonds de stocks, des
nanars incasables.
Parallèlement, le bananier Cesar di Marina ramène de Vichy, où
il va soigner son impuissance, une petite pute des bords d'Allier, Lola, la
négresse blanche, qui finira au Sunset, le bordel de Mme Ysée,
qui éduque ses filles à coup de citations de « Cinémonde
» tandis que les chauffeurs des camions ramasseurs de bananes font une
course hallucinée à travers la bananeraie, d'où monte le
cri primal des coupeurs : « Kit ! Kit ! Kit ! » Qick ! Quick ! ...
Les événements se précipitent à l'abîme puisque
la guenon de Guastavin, le contremaître, qui lui fait le ménage
et la cuisine, met au monde un ravissant Alexis, que la grand-mère croit
être le propre fils de Victor le Directeur du comptoir : de loin, elle
lui envoie sa timbale de baptême et un coquet costume marin de marque
Le Redoutable. Dans la foulée, et avant d'aller crever au soleil avec
ses fidèles, frère Emmanuel, prêtre tueur de prêtre,
baptise Alexis chrétiennement, tout en refilant aux crédules,
en guise de viatique, de la poudre de White Spirit, provenant de stocks invendables
de la Ressource de l'Africain.
Après avoir ruiné Victor, Reine Mab lui rachète La Ressource
pour même pas deux guinées. Il s'en fout puisque, après
avoir confié Alexis au zoo, il gagne Lola à la loterie organisée
par le Sunset !
Tout en s'amusant avec maestria, Paule Constant, qui ne nous laisse pas un instant
de répit et ficelle son histoire polyphonique avec une jubilation irrésistible,
nous mène jusqu'à la morale farineuse de la fable : c'est toujours
la banane qui gagna, banwa !
La fièvre noire
On trouve tout dans la bananeraie en folie de « White
Spirit ». Et surtout les délires d'un Céline féminin.
Si les voyages en enfer appartiennent de plein droit à la littérature,
Paule Constant s'affirme aujourd'hui comme notre plus précieuse tour-opérateur
romanesque. Et son Afrique fantôme doit beaucoup moins aux vagabondages
ethnographico-subjectifs d'un Michel Leiris qu'aux cauchemars convulsifs et,
au bout du compte, totalement imaginaires du Céline de « Voyage
au bout de la nuit ». A chaque page triomphe chez elle le grotesque aux
confins de la mort, se désarticule une épouvantable galerie de
spectres caricaturaux et bouleversants, se déploie une nature répétitive
et asphyxiante, génératrice de fièvres infinies et de torpeurs
ondulantes.
Mais très curieusement, nulle écriture frénétique
ne vient porter, étourdir et affoler le lecteur. Paule Constant a la
déraison très sage, le style sec et caustique, parfois familier,
l'ironie retenue, les descriptions d'un classicisme appliqué. Et pourtant,
elle nous entraîne encore une fois vers un monde atroce, un pur délire
de la logique et des sens, un effarant cul-de-sac de notre civilisation, vers
une Afrique où toutes les images, toutes les peurs, toutes les contradictions,
toutes les injustices, toutes les logiques économiques viennent s'échouer
et se caramboler, comme révélées à travers un extravagant
jeux de miroirs déformants.
Victor, élevé frileusement par sa grand-mère dans une incertaine
province bordelaise, accepte avec l'enthousiasme crédule des victimes
en puissance le poste mirifique de directeur d'une succursale de commerce dans
un pays africain. Pourquoi devinerait-il qu'à la traite des Noirs succède
parfois la traite des Blancs ? On le débarque à Port-Banane où
règnent, dans l'ancien palais du gouverneur transformé en bar,
music-hall et bordel selon les jours ou les heures, sous l'enseigne hollywoodienne
du Sunset Boulevard, une starlette déchue devenue mère maquerelle
triomphante, obsédée par la blancheur et l'hygiène de son
personnel. Adieu le Sunset Boulevard ! Un camion transbahute bientôt Victor
l'innocent, qui a « vingt ans avec une pudeur de vierge, une candeur
d'enfant, une innocence de jeune fille » vers son entrepôt
dépotoir d'un village de tôle ondulée, au centre d'une bananeraie
où règnent l'ennui, les fièvres et les hallucinations répétitives.
À la Ressource de l'Africain, ainsi s'intitule pompeusement son magasin
où viennent s'échouer les rebuts, les déchets, les invendus
de notre production industrielle : des grille-pain hors d'usage, des Cocottes-Minute
explosives, du lait en boîte irradié ou de l'amiante cancérigène.
Et voilà précisément, au-delà des prévisibles
dénonciations économico-politiques de Paule Constant, le cœur
même de ses visions, de ses cauchemars africains : l'obsession d'un monde
horrible parce qu'il est indifférencié. D'évidence, Paule
Constant s'intéresse moins à son intrigue qu'à ses délires.
Ses personnages ressemblent à des entités fantasmagoriques dont
elle dissèque, fascinée, tous les secrets, mais elle ne songe
guère hélas ! à les mettre en mouvement. En somme, au lieu
de raconter, elle montre. Et même, parfois, elle démontre. Tel
ce symbole un peu souligné du white spirit (littéralement: l'esprit
blanc) qui encombre l'entrepôt de Victor et qui, réduit en poudre
(?), excite les convoitises des Noirs de la bananeraie. Un soir, ivres de liberté,
ceux-ci se saisissent de l'esprit blanc, partent en procession vers une introuvable
terre promise, avalent la poudre et meurent. Vous avez compris ?
Bien entendu, le meilleur de Paule Constant n'est pas là. Son très
grand talent s'impose au contraire dès l'instant où l'on ne comprend
plus. Où l'auteur s'abandonne à ses démons, à ses
souvenirs corrigés par ses fantasmes, à cette frénésie
visionnaire qui la saisit et que, romancière sage et intrépide
tout à la fois, elle s'applique à retranscrire avec une humilité
terrifiante.
Frédéric Vitoux
« White Spirit », par Paule Constant, Gallimard, 216 pages.
Souvenir du paradis perdu
Le quatrième roman de Paule Constant est une œuvre poétique
et puissante.
Dès la première phrase, la cause est entendue
: « White spirit » est un grand livre et Paule
Constant un grand écrivain.
N'écrit pas qui veut : « Le bateau s'appelait la “Volonté-de-Dieu
”, il trafiquait pépère entre l’Afrique et la métropole,
chargé à noir, chargé à blanc, love-boot pour comité
d'entreprise ou bateau-hôpital pour charity-business, poubelle-machine
par tous les temps ». Et tout à l’avenant.
Dans ce quatrième roman, Paule Constant explose. Elle murmure ses amours
et clame ses haines. Dit ses désespoirs et affirme ses certitudes dans
un style éblouissant, puissant, burlesque, parfois cruel, aussi solidement
charpenté que l’Arc de triomphe.
D'abord, Paule Constant pose ses personnages sur l'échiquier : Lola,
petite prostituée mi-noire, mi-blanche, devenue la Madame de l'ignoble
César, le Seigneur de la bananeraie. Victor, le gentil jeune homme du
Sud-Ouest qu’une touchante grand-mère, accompagne à Bordeaux
où il embarque pour l'Afrique. Éternelle victime, Victor est toujours
en trop, toujours en marge, toujours nécessaire aux méchants.
Reine-Mab, déesse-mère, traductrice de l'univers pour frère
Emmanuel, moine tourmenté hanté par sa faute passée, formant
un couple superbe, indissolublement uni dans le déchiffrage de la Parole.
Guastavin, le contremaître un moment hissé par César au
rang de confident, de jumeau puis rejeté dans la géhenne sur un
simple caprice du même César.
Une guenon, transformée en bobonne, en femme au foyer par Guastavin,
abandonné et désespéré.
Et encore Alexis, le tendre fils de la guenon, devenu l'alter ego de Victor
et dont un jour il faudra bien se séparer, symbole de l'enfance perdue.
Et puis Ysée, la tenancière borgne du Sunset, le bordel de Port-Banane,
qui exige de ses filles de savoir « s'asseoir en serrant les jambes
et tenir leur sac à la façon de la reine d'Angleterre ».
Une fois le pièces disposées sur l’échiquier, le
navire prend le large. C'est alors l'envol vers un monde poétique, cosmogonique,
mythique. Les voiles se gonflent d’un souffle éthéré
et entraînent le navire vers la haute mer. Paule Constant aspire son lecteur
dans une histoire merveilleuse et fantastique.
La poudre qui donne la Parole
Qu'est-ce que le white spirit
? Un décapant puissant mais aussi l'Esprit-Saint, le sel de l'esprit,
l'esprit de sel. La poudre blanche qui donne la pureté, qui donne la
Parole, qui permet de nommer donc d'exister.
Surgissent, bien sûr, tout au long de ces pages graves et puissantes,
des images bibliques : Adam et Ève, le passage de la mer Rouge, Yavhé
dictant à Moïse les tables de la Loi, la Samaritaine rencontrant
Jésus à la fontaine, Jean-Baptiste et tant d'autres.
Mais ces évocations sont toujours à double tranchant : sublimes
ou dérisoires. Elles inclinent à l'admiration ou à l'éclat
de rire, presque simultanément.
C'est bien là la grande réussite de Paule Constant : « White
spirit » bat au rythme du pouls de l’univers et aussitôt après
bascule dans le réalisme le plus quotidien. On y perd son latin, on est
blaqueboulé, ballotté comme un bouchon sur l'océan. On
pense forcément à Stendhal.
Œuvre de liberté, « White spirit » ne respecte aucune
convention sociale ou morale, aucun préjugé bourgeois ou mondain.
« White spirit » nous transporte en Afrique, terre de prédilection
de Paule Constant, dont elle fait son continent mental personnel. En fait, il
nous emporte là où nous rêvons tous d'aller. Là où
chacun trouve à sa juste place le nom qui lui était destiné
de toute éternite. Frère Emmanuel le sait qui porte en lui de
façon obsessionnelle le souvenir du paradis perdu, celui que nous avons
tous enfoui au plus profond de nous : le monde émerveillé et simple
de notre enfance.
Annette Brierre
Paule Constant : « White Spirit », Gallimard
Le roman drôle et décapant d’un faux
paradis colonial.
Les Québécois, grands lecteurs de romans, sont
souvent très critiques envers les romanciers français. Quelques-uns
ont carrément cessé de les lire, réservant leurs faveurs
aux auteurs anglo-saxons, à quelques auteurs québécois
dont ils apprécient qu’ils leur ressemblent, par leurs sujets,
leur pardonnant une langue souvent malhabile et fautive.
La raison de cette défaveur ? Elle est triple : trop de titres à
la devanture du libraire en peu de mois, ceux qui précèdent novembre,
trop d’autobiographies maquillées, trop de rappels de certaines
culpabilités, récurrentes, comme la conduite des Français
pendant l’occupation ou les erreurs du colonialisme.
On pourrait effectivement juger que White Spirit, de Paule Constant,
appartient à la série des romans dits « coloniaux ».
Or, il n’en est rien, bien que l’aventure du jeune Victor, embauché
pour tenir commerce dans un pays, dont la ressource principale, presque unique,
est la banane, commence banalement sur l’un de ces bateaux craquants,
à bout d’âge, où s’entassent les noirs et les
blancs. « C’est un grand bateau », dit la grand-mère
du jeune homme, venue conduire son petit-fils jusqu’à l’embarquement,
« et puis il a un beau nom ».
A bord de La volonté de Dieu, bien que toujours très
naïvement confiant de diriger un vrai magasin, à l’enseigne
de La ressource de l’Africain, le garçon comprend que
la vie ne sera pas facile, et que les bananeraies, qui ont enrichi César,
le propriétaire de la Devil’s banana, n’ont rien voir avec
la mission civilisatrice d’une grande culture en pays tropical. C’est
une fois débarqué à Port-Banane, puis installé au
Village-Modèle, qu’il mesurera l’étendue de son malheur.
« La boutique n’obéissait pas, comme on aurait pu le penser,
à la loi de l’offre et de la demande, elle dépendait des
stocks. La métropole et le monde entier déchargeaient leurs erreurs
de fabrication dans la Mégalo. La Mégalo, après avoir prélevé
ce qu’elle avait trouvé de mieux, se déchargeait du reste
sur Port-Banane, et Port-Banane opérait le choix à rebours pour
assurer chaque semaine au Village-Modèle son lot de rebus. »
C’est donc sur un amas d’objets biscornus que doit vivre Victor.
Un commerce concurrent est même installé à sa porte, tenue
par la Reine Mab, sorte de géante qui pratique, elle, la vente de l’extra-petit
: « Elle vendait l’impalpable, le riz au grain, le sel au dé
». On pourrait sans doute énumérer la collection bizarroïde
des personnages, qui seraient invraisemblables sans l’habileté
de la romancière qui nous les restitue dans un cadre dont le moins qu’on
puisse en dire est qu’il est « naturel ». La colonie de Port-Banane
comprend l’inévitable bordel, le Sunset, tenu avec une grande…
compétence par Madame Claude, autrefois starlette, obnubilée par
ses fantasmes holywoodiens ; l’instituteur, un maître recruté
par la Devil’s Banana, « dont l’enseignement oscillait entre
un présent inutile et un futur absent. (…) Quand les écoliers
avaient bien décliné le futur, il ne leur restait qu’à
retrouver le passé » ; le frère Emmanuel, qui avait autrefois
assassiné par dépit son maître jésuite, et, bien
entendu, le monde des ouvriers dans les bananeraies.
Racontant ce microcosme, cet amalgame de toutes les erreurs du colonialisme,
Paule Constant réussit constamment ce qui devait être son pari
: faire rire avec le pire, plonger le lecteur dans les pires atrocités
sans verser dans l’attendrissement, bref donner à voir le climat,
la turpitude, progresser calmement, d’une plume toujours efficace, vers
l’horrible dénouement. Car c’est le temps d’y venir,
le white spirit, ce décapant ménager dont la Ressource de
l’africain possédait des bidons entiers qui, réduit
en poudre, fascinera les Noirs au point de rêver de l’absorber comme
agent de « blanchiment » corporel. L’épisode du prêcheur
fou, de Frère Emmanuel, entraînant 800 ouvriers de la Devil’s
Banana dans la mort (qui n’est pas sans évoquer le suicide collectif
des adeptes du pasteur américain Jones, en Guyane anglaise), précède
dans le roman le happy end que, poussant l’ironie à sa
limite, Paule Constant nous offre au dernier chapitre. Ysée, la maquerelle
astucieuse, organise au Sunset le concours de la « Miss ». Victor,
qui s’est débarrassé de son singe Alexis (un bébé
chimpanzé occupe une grande place dans cette histoire), y remportera
le gros lot, gagnera enfin le cœur de sa Lola, pour laquelle il soupirait
déjà sur le bateau.
Il faut le répéter : Paule Constant n’a pas écrit
le roman colonial habituel. L’ouvrage est une fable cruelle où
elle expose, sans faiblesse, les tares de l’exploitation autochtone par
une racaille venue de la Métropole, pour, comme on disait autrefois à
propos de l’Afrique du Nord, « faire suer le burnous ». Ses
variations sur le thème de White Spirit, « esprit de sel, esprit
blanc de sel, sel de l’esprit », sont d’une grande vertu ironique.
Elle cède rarement, grâce au Ciel ! au goût de l’horrible,
de l’insoutenable cruauté, comme dans le jeu de la « chaude-souris
», et laisse même présager une lueur d’espoir sur l’avenir
du colonialisme, lorsque Victor, sur le chemin du Sunset, croise un officier.
« Il était de la nouvelle génération, fort bagage
intellectuel et le mot paix à la bouche, quand les aînés
parlaient de guerre. Il avait du respect pour les populations locales dont il
s’efforçait d’apprendre les dialectes. Il avait un idéal
et des certitudes, il croyait à la communication et faisait de la psychologie…
» L’ironie, on le voit, ne cède pas, et Paule Constant ne
croit vraisemblablement pas plus aux vertus civilisatrices de la France d’outre-mer
d’aujourd’hui qu’à celles d’hier.
Lisette Morin.