UN MONDE À L'USAGE DES DEMOISELLES

Presse

 

Elle. Françoise Ducout: "Les demoiselles ont étéb héroïques"

Le Point. Lucile Laveggi : "Saint-Cyr : l'école des Dames"

Le Monde des livres. Monique Nemer: "Balade chez les Dames du temps jadis"

La Nouvelle République. Annette Brierre: "Réveillons la princesse"

Le Quotidien de Paris. Nicole Casanova : "Un monde à l'usage des Demoiselles"

La République des Pyrénées. Michel Fabre : "La victoire des Demoiselles"

 


Elle, 9 mars 1987.

Les demoiselles ont été héroïques

Un monde à l’usage des demoiselles, de Paule Constant (Gallimard, 430 p.)

La Femme? Une invention de la fin du XIXe siècle. Parlons plutôt des demoiselles... Des pensionnaires de Saint-Cyr, l'institution de Mme de Maintenon, aux douces figures éthérées du romantisme, voici tout un monde étrange, secret. Leur corps, leur façon de se vêtir, leur éducation, leurs traditions, explique Paule Constant, tout autour d'elles est fait pour les préserver, les isoler des tentations et des périls effrayants de l'extérieur.» Universitaire, écrivain, Paule Constant a voulu reconstituer «l'histoire d'une civilisation enfouie ", ainsi qu'elle le dit. ..
« Oppressés, confinées, interdites à la culture - Leur bibliothèque? Une misère ! -. les demoiselles comprennent très vite que le système social dans lequel elles vivent est terrible, que le mariage auquel on les destine débouche souvent sur la mort… Combien de femmes résistent-elles a un accouchement ? D'où, alors, l'obsession de la retraite qui anime le XVIIIe et le XIXe siècles. Se retirer, c’est se protéger, ne pas avoir à avouer ses sentiments, se laisser prendre en charge par l'Eglise. Car. ce qui empêche les demoiselles de sombrer, c’est la spiritualité, Toute leur éducation est là. C’est une préparation, souvent héroïque, exemplaire, à la mort ». Histoire sainte, bonnes $, manières (« Imposer aux demoiselles le port du maillot fait les membres droits et interdit de marcher à quatre pattes comme les animaux »), charité... là aussi. Paule Constant dissipe certains à priori. « On s'est beaucoup moqué des bonnes œuvres, des ouvroirs et de a dureté de cœur des nantis et des demoiselles. Or, en un temps où n'existe aucune couverture sociale, les démarches, l'action humanitaire des demoiselles sont très importantes. On leur a appris â s'intéresser aux autres, on leur donne un budget qu'elles dépensent sans compter, on les rencontre partout où les êtres souffrent, ce n'est pas rien ! Elles élargissent souvent la famille aux domestiques. Il y a l'horreur des cuisines et des offices décrite par Zola, les sociologues et les historiens contemporains. Mais il y a aussi ces domestiques qui font parte intégrante de l'univers des demoiselles, qui sont aimés, respectés, soignés par elles. » Asservies, dirigées tout au long de leur enfance et de leur adolescence, à supposer qu'elles réussissent a survivre aux rigueurs de la pension, aux maladies, à l'indifférence, les demoiselles trouvent en leur maturité de bien douces consolations ... « Elles adorent être dominées par les hommes! s'exclame Paule Constant. Mais elles savent aussi les faire plier et exercer pleinement ce que j'appelle “l’effet Aramis ”. Qui rencontre-t-on dans leurs salons? Des amoureux transis, des hommes de robe. Mais au fond d'elles-mêmes... oui, au fond d’elles-mêmes, il y a cette haine implacable, profonde pour les hommes. Ce que les demoiselles ont enduré, aucun homme ne l'aurait supporté. Pour moi, pas d'équivoque : c’est l'éducation des' petits garçons qui est pleine de failles. Pas celle des demoiselles.» Conclusion facile, donc: jurant haut et fort qu'elle est, comme chacune d'entre nous, l'héritière de ces demoiselles, Paule Constant s'attaquera certainement un jour à la planète des « petits garçons ». Une découverte qui sera aussi surprenante et passionnante que celle de ces demoiselles qui nous brisent l'âme et forcent à tout jamais notre admiration respectueuse et attendrie.

Françoise Ducout.

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Le Point

 

HISTOIRE

Saint-Cyr : l’école des dames
Comment l’instruction vient aux filles au temps de Madame de Maintenon

« Un monde à l’usage des demoiselles », de Paule Constant (Gallimard), 450 pages.


A ses jeunes filles pauvres et orphelines de la noblesse, Mme de Maintenon se plaisait à rappeler « l'art merveilleux de savoir se plier entre toutes les mains », Cette grande institutrice devant Dieu ne ménageait pas sa peine. Elle écrivait quotidiennement aux supérieures et maîtresses de ses protégées pour les conseiller dans leur tâche. A la suite de Rueil et de Noisy, elle fonda Saint-Cyr où elle se retira après la mort du roi. Saint-Cyr fut sa gloire, son chef d'œuvre pédagogique. Un modèle et une référence absolus pour le XVIIe siècle français, qui inventa et répandit à travers l'Europe entière ses maisons d'éducation, ses couvents ou pensionnats destinés et réservés aux jeunes filles bien nées.
Ces espaces clos, « à l’usage des demoiselles », où l’obéissance était une vertu cardinale, dans lesquels on réprimait sans violence physique les insolentes et les gourmandes, Paule Constant, les réhabilite dans un très bel essai qui ne cède pas à la nostalgie d'un âge d'or du féminin, âge parfaitement imaginaire.
Tout son travail d'érudition est mis en scène avec l'élégance d'un Visconti. Ainsi nous ouvre-t-elle les portes des couvents mondains pour nous raconter les décors, les chambres, les réfectoires, les parloirs ou l'on aperçoit parfois un frère ou un cousin..., pour nous raconter les jardins où les petites filles cultivent distraitement des fleurs..., pour nous renseigner sur la nourriture - viandes et laitages diététiques - sur les uniformes, les rubans, l'absence de maquillage, sur le choix des lectures de ces « demoiselles », auxquelles on interdit généralement les romans, source d'émotions inutiles, et sur cette obligation faite aux plus grandes de diriger les premiers pas d'une petite orpheline, et ainsi de les préparer à leur rôle de mère. Elle nous fait sentir aussi le climat psychologique, plutôt joyeux, semble-t-il, qui régnait en ces lieux où la transparence des conversations et un strict emploi du temps étaient de mise. Elle reconstruit, en somme, l'ordonnance d'un monde naturellement fondé sur un élitisme tranquille. Si Paule Constant rapporte mille anecdotes qui ravissent, elle ne s’en tient cependant pas à une description en surface. Elle traverse le miroir des apparences pour instruire la thèse qui cimente son livre. Car il s'agit au fond, pour elle, de rendre compte de cette très ancienne tradition orale et écrite qui veut que les femmes délèguent à leurs filles un savoir équilibré, reposant sur un juste do.sage entre instruction et éducation. Gage certain de leur adaptation au monde, à ses ruses et à ses devoirs. Cette tradition écrite, on la trouve déjà au XVe siècle chez Anne de Beaujeu, qui codifia pour sa fille Suzanne une « Instruction » ; elle se poursuit avec la duchesse de Liancourt, Mme de Lambert, Mme d'Epinay ou Mme de Genlis.
L.'auteur a raison de montrer cette continuité historique, son lignage, mais de ne surtout pas le revendiquer comme l’envers authentique du savoir phallocratique. Mme de Maintenon n’est-elle pas plus proche par l'esprit de Fénelon le quiétiste, auteur de « L'éducation des filles » que de George Sand, femme, féministe et révoltée? Les langues étrangères, les sciences naturelles ne sont-elles pas également enseignées aux «demoiselles » au XVIIe siècle ?
On comprend toutefois que Paule Constant ait eu envie de justifier par des textes et l'analyse pondérée qu'elle en fait la tempérance subtile d'une institution à l'usage du féminin, quelle qu'elle fût : collective ou domestique. Elle brise ainsi aisément une fausse réputation de frivolité et de sottise contraignante entretenue par les femmes elles-mêmes. Plus profondément, on devine qu'elle considère tout simplement avec un réel plaisir aristocratique cette gratuité oubliée d'une société dans laquelle le temps de la formation de soi n'était pas compté chichement à ses filles choyées, ni jugé à l'aune de sa rentabilité directement marchande.

Lucile Laveggi

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Le Monde des livres, 27 mars 1987

SOCIÉTÉ
FEMININ PLURIEL

Balade chez les demoiselles du temps jadis

Paule Constant, retraçant l’histoire intime, initiatique, secrète, des « jeunes filles » du Moyen Age au dix-neuvième siècle, y voit une permanente résistance féminine au monde des hommes.
ELLES sont idéalement fragiles et frémissantes d’une « sensibilité exquise » - également éloignées des apathies du cœur et des débordements de l'imagination, en tout policées, retenues, parfaites. Belles, bien sûr, mais d'une beauté toute de courtoisie et non d'ostentation. Si elles ont un corps, elles l'ignorent car elles « n’assemblent jamais ce corps que les soins de la toilette morcellent et blasonnent dans les trois éternels ornements de la chevelure, de la bouche et de la main ». De sexe, point. Ou celui des anges. Et si elles se nourrissent, c'est immémorialement de pain, d'eau, de laitage, d'«oiseaux de basse-cour et [de] petits poissons ». Une diététique de la blancheur....
Elles ont certes quelques vices - colère, gourmandise - mais qui sont comme des tributs de nature dont elles font la dédicace gracieuse à l'éducation qui les transmuera. Elles vivent à Port-Royal, à Saint-Cyr ; plus tard à l'Abbaye-aux-Bois, au Sacré-Cœur ou dans les maisons de la Légion d'honneur. Ce sont les « demoiselles ». Paule Constant leur consacre un essai fascinant de savoir, d'intelligence, de liberté d'esprit et de séduction d'écriture.

Un formidable coup de force
Sa thèse - c'en est une au sens universitaire du terme, mais sa qualité d'écrivain en renouvelle le genre - est claire : du Moyen-Âge à la fin du dix-neuvième siècle, avec un apogée aux dix-septième et dix-huitième siècles, s'est constituée une catégorie singulière: fondée sur le sexe -féminin - et l'état - aristocratique -; un groupe suspendu entre l'enfance brute, quasi animale, et les futures compromissions de la femme avec l’homme. Ce fut l’invention de la « jeune fille ». Le « génie féminin » s’en empara pour la modeler et en faire la forme achevée, indépassable de la « féminité ».
Pour retracer cette histoire intime, initiatique, longtemps tenue secrète, Paule Constant a minutieusement étudié la règlements de couvent et des maisons d'éducation. Elle a dépouillé les correspondances, journaux et Mémoires, scruté les Entretiens de Mme de Maintenon avec les Dames de Saint-Louis, les écrits de Mme Leprince de Beaumont ou de la comtesse de Ségur. Ce qu'elle raconte, et que le lecteur découvre avec cette curiosité un peu troublée qui poussait les courtisans de Louis XIV à rôder autour des murs de Saint-Cyr, c'est un monde bruissant d'étoffes, de prières murmurées, de vocalises dans les parloirs, de bals enfantins. C'est surtout le formidable coup de force qui fonda un statut - et l'institutionnalisa - sur une série de contradictions : une instruction historiquement héritière d'un mode latin, héroïque et viril, liée à une éducation exaltant la parfaite adéquation de la femme à la destination ; des filles consacrées à Dieu mais destinées au monde, sommées de plaire mais interdites de séduction, sans cesse menacées de l'ultime sanction des « fauteuses de troubles », où l'exclusion sociale anticipe le châtiment divin. Paule Constant met remarquablement en lumière, chez les « demoiselles », l'impossible dialectique du « sexe et [de] l'Etat » : « filles », les demoiselles doivent être invisibles, dépendantes, dévolues, mais « filles de famille », elles revendiquent de plein droit leur pouvoir sur le monde :. jeu étonnant de l'effacement et de la « gloire ».
Chaque demoiselle est une île, et les réelles maisons d'éducation de Mme de Maintenon, comme ces imaginaires châteaux éducatifs de Madame de Genlis, sont des archipels. Ailleurs, les « sombres bords » raciniens, le monde, que la demoiselle ne connaîtra jamais d'expérience, mais dont on lui proposera le mime. La charité, « véritable destination des demoiselles », l'initie à sa puissance sociale, car « les terres gouvernées au nom de la charité sont les royaumes utopiques des femmes ».

La petite orpheline
La maternité, elle ne l'apprendra pas avec sa poupée qui ne reflète que son futur de « dame », mais de ce jouet vivant qu’est la petite orpheline, ou la parente pauvre. Car quand on offre à la demoiselle une orpheline, qu'elle découvre, extasiée, dans un fourré où on l’a déposée comme un œuf de Pâques, un « cadeau-surprise », il ne s'agit que d'un raffinement du système éducatif : « Il n’est pas question de faire de l’orpheline une demoiselle, ni pour sa « mère » de l'adopter. Elle reste tributaire de l'enfance de la demoiselle. Ce n'est pas elle qu'on élève. mais la demoiselle... »
Sur ces êtres euphémistiques et latents veillent des forces. En Mme de Maintenon ou Mme de Genlis on se plaisait, par facilité, à ne voir que de tristes ou mièvres comparses d'un pouvoir masculin, des pourvoyeuses de produits manufacturés pour la consommation sociale. Le livre de Paule Constant propose une autre hypothèse : celle d'une résistance féminine transéculaire, élaborant et affirmant un univers misandre et misanthrope – ceci à cause de cela - qui ne se voue à la perfection des demoiselles que pour signifier que tout, hors les murs, ne peut être qu'exil, lieu de brigandage et de rapines, « guet-apens que les hommes dressent pour les femmes ».
Rien de naïvement féministe dans tout cela. Paule.Constant, sans. avoir l'air d'y toucher, met en doute quelques stéréotypes nouvellement acquis, nés d'une bonne volonté plus hâtive qu’informée. Le corset n'est pas « une tentative de domination masculine qui chercherait à étrangler et à immobiliser ses victimes », il résulte d’une constante volonté de n’exposer aux regards qu’un corps anonyme, « commun », celui d’une caste : il n’est pas exhibition, mais retranchement. Les naïvetés des abécédaires - Caroline range son ménage - n'indiquent pas l’éternel assujettissement des femmes, mais sont la marque d'une conquête révolutionnaire, l'inscription du féminin dans 1’instruction, jusque-là uniquement pensée au masculin. Dans ce livre, les hommes découvriront que les expressions récentes d'un féminisme qu'ils ont jugé outrageusement agressif étaient peut-être moins violentes que cette parole sourde, transmise de mère à fille, de dame à religieuse et - plus qu'à leur nuire - destinée à les nier. Les femmes y reconnaîtront, même en des temps plus égalitaires, de lointaines connivences. Les uns et les autres se féliciteront avec raison que les murs de ces cités des dames aient croulé. Mais Dieu que la guerre des sexes était jolie, vue des jardins fleuris de Panthémont!

Monique Nemer
Un monde a l’usage des demoiselles, de Paule Constant, Gallimard, 429 p.

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La Nouvelle République (Bordeaux), 28 février 1987.


ÉPOQUE/LITTÉRATURE AVEC PAULE CONSTANT

« Réveillons la princesse »

Paule Constant va faire grincer bien des dents féministes. Avec « Un monde à l’usage des demoiselles » (Editions Gallimard), elle invite les femmes à réfléchir sur leur essence même.

« Un monde à l'usage des demoiselles », c'est une B.A. La bonne action d'une femme qui a atteint la plénitude de ses talents, et en fait profiler les femmes de sa génération.
Paule Constant revendique de profondes racines béarnaises. Née à Gan, près de Pau, dans un milieu bourgeoisement aisé, elle est aujourd'hui docteur ès lettres, maître de conférence à l'université d'Aix-Marseille, mariée et mère de deux enfants.
Est-ce une demoiselle?
Les demoiselles étaient des aristocrates et des chrétiennes. Elles composaient l'élite sociale des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles et étaient éduquées par des dames à la personnalité forte dont la mission consistait à transmettre aux jeunes filles la signification des usages, des règles et des coutumes, la symbolique d'un sexe. Il y a une chose fondamentale : c'est que la culture féminine est essentiellement orale. Quels que soient les civilisations, les époques ou les lieux.


A.B. - Ce que vous avez découvert en vivant en Afrique et avez décrit dans deux précédents romans, « Ouregano » et « Balta » ?
P.C.- Exactement. L'éducation que j'ai reçue en Afrique avait la rudesse des éducations naturelles. Il faut avoir connu le rapport colonisateur-colonisé pour appréhender ce qu'a été pendant des siècles le rapport culture masculine-culture féminine. Le colonisé prend la langue, le vêtement, les mœurs du colonisateur. Mais l'imitation est grossière. Le colonisé est ridicule. Ce que le colonisé et la femme ont de commun face à leur colonisateur, c’est que l'un et l'autre appartiennent à une civilisation de culture orale. On soupçonne les cultures qui ne laissent pas de trace, qui n'affrontent pas le temps, des cultures sans inscription. C'est évidemment ignorer l'inscription immémoriale, celle des usages, des coutumes, des savoir-faire, l'inscription symbolique des êtres.


A.B. - Celle qu'on transmettait aux demoiselles dans les châteaux éducatifs du XVIIe siècle ?
P.C.- Parfaitement. Celle que Mme de Genlis, ou Mme de Maintenon inculquaient aux princesses.


A.B. - Mais vous-même, à lire « Propriété privée », avez passé de longues années dans un pensionnat religieux à Pau, chez celles que vous appelez « les dames sanguinaires ».
P.C. - Parlons-en, des dames sanguinaires ! Là encore, l'histoire explique tout. Après la Révolution, les grandes éducatrices ont disparu puisque l'aristocratie avait eu la tête tranchée ou s'était enfuie. La bourgeoisie a voulu remplacer l'aristocratie. Elle a ouvert en province des petits Saint-Cyr pour les filles de bourgeois mais l'esprit n'y était pas. Ce que je reproche aux dames sanguinaires, c'est de m'avoir donné une caricature d'éducation et de religion. La religion, ce n'est pas une révérence devant un ostensoir d'or. On ne m'a jamais dit qui était Dieu. On ne m'a jamais parlé de sublimation, de transcendance. Chez les sanguinaires, on sautait le XVIII siècle parce qu'il y avait Voltaire. C'était une caricature de culture. On était des petites bourgeoises et on nous faisait faire la révérence au lieu de nous préparer à la vie. Au XVIIIe siècle, on éduquait les demoiselles pour entrer dans le monde. Nous, on nous a éduquées pour entrer dans un monde qui entre-temps avait changé.


A.B. - Selon vous, d'où provient le malaise actuel ?
P.C.- Nous sommes des nègres, des acculturées. Si je n'étais pas une acculturée, je n'aurais pas pu écrire ce livre. On nous a dit: vous avez l'intelligence et on nous a poussé à faire des études bien fortes. Mais c'est comme le corset qui a enfermé le corps des femmes. C'est un grand enfermement et ça peut démolir quelqu'un. On a inventé les études parce que l'âge du mariage, très précoce auparavant, avait été repoussé. La vieille fille avec tous ses problèmes pathologiques d'attachement à la mère est une invention du XIXe siècle. Le monde moderne a donné des femmes qui écrivent mieux, des femmes qui écrivent comme des hommes. Il paraît que c'est une victoire...

A.B. - La femme actuelle n'aurait pas gagné une seule victoire?
P.C.- Des victoires? Si ! La liberté sexuelle, celle d'avorter, de vivre seule, de porter des jeans, d'avoir des emplois d'homme, de faire des enfants ou non. C'est le sort d'une civilisation. On pleure la disparition des Indiens d'Amazonie. On pourrait pleurer sur la disparition de la femme.

A.B. - On a tout de même tiré des avantages de cette évolution.
P.C.- La totalité des femmes, oui. Les pauvres petites paysannes, les ouvrières. L’être humain y a gagné. Mais la notion de femme y a perdu. Moi, je suis une femme moderne qui gagne sa vie. Je suis profondément acculturée. A notre époque, on n'existe que par son savoir. L'enfant n'a que son savoir. Il n'a plus de terre, pas d'argent. Il n'a plus de savoir-faire. Il est mutilé. Nous sommes un monde de sachants. La grande injustice entre les aristocrates et nous, c'est qu'ils bénéficiaient de l'éternité. Nous, nous devons tout réaliser dans l'espace d'une vie humaine courte.


A.B. - C'est désespérant. Existe-t-il encore des demoiselles?
P.C.- Non, seulement des caricatures. Des jeunes filles bon chic bon genre qui sortent dans des rallyes. Mais je voudrais lancer un message aux jeunes filles qui se disent que ce monde n'est pas fait pour elles. Je veux leur dire : il faut y aller, courageusement. Il n'est pas fait pour vous. Voilà vos racines, dans le raffinement, la transcendance, la maîtrise de soi. Maintenant, il faut composer. Je ne sais pas si une jeune fille pourrait lire ce livre. Où est la part du rêve dans notre monde? Réveillons la princesse! Elle dort depuis si longtemps dans notre éducation. Moi, j'adore les contes de fées. Qu'on ne nous dise pas que les contes de fées sont misogynes. La petite fille y est complètement valorisée. C'est l'enfant désirée. Les fées lui donnent des talents de fille.


A.B. - Doit-elle les mériter ?
P.C.- Non. La femme est liée au don. Tandis que l'homme doit tout gagner. Elle a renoncé à cet être magique, doué pour tout, pour être comme l'homme! Moi, j'ai besoin d'être traitée en princesse ! On a voulu devenir des créatures réalistes, efficaces et lutteuses. On peut le faire parce qu’on est extrêmement douées pour tout. Mais redevenons femmes dans le cœur et dans l’âme. Que ce bne soit pas une stratégie pour attraper le dernier homme qui passe. Non ! N’oublions pas que nous sommes des princesses.

Annette Brierre

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Le Quotidien de Paris, 6 février 1987.

Un monde à l’usage des Demoiselles, de Paule Constant (Gallimard)

Si comme le dit Simone de Beauvoir on ne naît pas femme, on le devient, les Demoiselles ont réussi le difficile pari de naître telles et de devoir aussi le devenir. Elles sont nées dans les hautes classes de la société. Elles se nomment Mademoiselle d’Elbœuf, Adélaïde de Savoie, Hélène Massalka, Marie-Félice des Ursins, Mesdemoiselles de Vogüe, de Damas, de Mortemart… La Demoiselle de Paule Constant appartient à une élite qui pour se perpétuer reconnaît la valeur des filles, les protège, assure leur bonheur en ce monde et celui de leur âme dans l’autre.
Certes, mais au prix de quel dressage ! – aussi attentif et bien intentionné qu’il paraisse, il fait frémir. Du XVe siècle environ jusqu’à la fin du XIXe, les Demoiselles auront droit à un lavage du cerveau d’une efficacité quasi magique.
C’est que le monde où on les lancera quand elles auront, suivant les époques, seize ou vingt ans, est une dangereuse arène où s’affrontent des monstres d’envergure internationale. Même si l’enjeu ne dépasse pas nos frontières, une jeune fille qui fait ses premiers pas à la cour de France est a la fois terriblement exposée et infiniment précieuse. Elle est l’instrument d'alliances, de glissements de fortunes, d'influences politiques. Elle est trésor et otage.
Assurer son éducation, c'est à la fois lui permettre, devant des centaines d’yeux et d’oreilles pervers de se défendre, en sachant mentir et manier, dans son langage et ses regards, la dérobade. Mais c’est aussi faire d’elle un meuble dont le style ne jurera pas avec les galeries de Versailles ou du Louvre. Mieux encore, c’est lui donner une place brillante dans une hiérarchie sociale dont le chef suprême, nous l’oublions trop souvent aujourd’hui, était Dieu.
Définie par le projet chrétien, dit Paule Constant, la Demoiselle sera façonnée selon un modèle unique : la sainte (une sainte un peu stéréotypée bien entendu, qui ne sera ni Marie-Magdelaine ni Lydwine de Schiedam). De même. son frère sera éduqué selon le modèle du héros. L'un comme l’autre devront savoir leur généalogie par cœur. Mais dès qu’on l’aura ainsi hissée à un sommet d’orgueil, la demoiselle aura pour première tâche d’apprendre l’humilité, la douceur et la charité.
Couvents
Pour elle. ont êté créées ces institutions célèbres, Saint Cyr, l’Abbaye-aux-Bopis, la Légion d’Honneur au XJXe siècle. Les Demoiselles subissaient obligatoirement une éducation collective et se voyaient très tôt enlevées à leur famille et. placées dans des cou\vents. Il semble qu'elles s'y soient rendues sans regret, les familles ne péchant point, à l'époque. par excès de tendresse. JI ne faudrait pas confondre ces aristocratiques institutions avec les couvents voués â l'instruction des enfants pauvres! Même la Légion d'honneur ne mêlait pas les fil1es de préfets et d'officiers généraux, reçues dans :les maisons impériales, et !es filles de soldats tombés au champ d'honneur, logées dans les Maisons d'orphelines.
L'excellent. ouvrage de Paule Constant définit l’éducation des Demoiselles comme une utopie, appliquée avec une ferme douceur et une infinité de préceptes absolument intransgressibles.
Extraordinaire lecture! La manière dont ces enfants étaient dressées, polies, lissées et mutilées nous rappelle l'antique procédé chinois consistant â enfermer des bébés dans des jarres de porcelaine. Quand on cassait le vase des années plus tard, il en sortait un petit monstre en forme d'œufs, bras et jambes incrustés dans le corps : précieux, lui aussi, bonsaï humain qui valait son pesant d’or.
Le corset, le busc, les appareils à tirer les bras et à redresser le dos, se chargeront du corps, auquel parfois (rarement) on permet de courir et de s’ébattre en plein air. Pour le cœur, on le rend sensible à la pauvreté. (Paule Constant nous explique que la charité étant la seule activité féminine licite, où la Demoiselle devenue dame ne risquera sûrement pas d'empiéter sur les brisées de son mari, on lui enseigne amplement celle distraction inespérée). Mais on extirpe farouchement tout ce qui pourrait ressembler â une vague idée des passions amoureuses. Pas de roman, pas de bavardage prolongée avec une seule camarade.
On sait lire, écrire et compter, un soupçon de sciences naturelles. On apprend la danse, la musique, l'art de tourner une lettre. Mais aussi douée qu’elle soit, la Demoiselle ne devra jamais songer à devenir une artiste. On lui enseignera, avec d'ahurissantes complications le maintien, l'art de marcher en avant ou â reculons, (on glisse sur les parquets pour ne pas piétiner la traîne de la voisine!), de faire quatre révérences, de se présenter devant une porte et de ta franchir... On tentera d'accoutumer la Demoiselle à l’idée de la mort (mais sans excès là non plus : on lui dévoilera par exemple le visage d'une amie qui vient de mourir, si ce visage est resté beau et serein).
Et surtout, surtout. on lui enseignera une radicale horreur de l'homme, l'ennemi de chaque instant, l'être avec lequel on ne peut rester seule une minute, dont on ne doit point recevoir de lettres, sur Je bout des doigts duquel on peut prendre l'eau bénite en sortant d'une église, mais seulement si c'est par hasard et non habituel.
Coureurs de dot
La voilà prête, la Demoiselle, pour un de ces mariages effarants où l’amour n'entre jamais en ligne de compte. Les coureurs de dot n'apparaissant qu'au milieu du XIXe siècle, la Demoiselle sait que ses parents chercheront pour elle une alliance conforme à sa fortune et à son rang. Hormis cela, tout est possible. La Demoiselle le sait, s’en désespère rarement, on cite comme des cas exceptionnels les irréductibles qui n’ont jamais pu s’habituer à leur époux cul-de-jatte (non, il ne s’agissait pas de Scarron, c’était un autre), cacochyme ou galant comme un portefaix.
Elle a tellement appris, la Demoiselle, à ne jamais aller jusqu’au bout de ses élans, de ses gestes, de ses rêves. Elle se gardera bien de penser ou de sentir. Elle épousera. Après ? Après, ce sont les Dames galantes, chez qui toute la merveilleuse éducation reçue se manifeste par une infaillible sûreté dans l'art de tromper et de mentir. Ou, par miracle, une princesse de Clèves. Et souvent. sans doute, rien du tout. L’ennui et la naissance d'autres Demoiselles que l’on lancera dans le même cirque.
On aimerait savoir ce qui de cette éducation, se reflétait dans l’éducation donnée aux petites bourgeoises. Voire aux enfants du peuple. Il est inimaginable que les mères, dans taules les classes de la société. n'aient pas essayé d’imiter ce modèle, cette perfection, cette jeune morte: la Demoiselle.
Paule Constant nous dira peut-être un jour tout cela. Nous le souhaitons. Elle écrit avec tant de justesse el d'harmonieuse clarté, elle sait, tant de choses que nous en redemandons.

Nicole Casanova

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La République des Pyrénées, 2 février 2003

La victoire des demoiselles

Pour vous, Mesdemoiselles, il y a quelques années, Paule Constant, Goncourt 1998, née dans une « Propriété privée » de Gan (titre d'un beau roman repris par Folio) écrivit un essai qu'il vous faut lire et garder à portée de votre esprit car il est aussi, pour vous, un manuel de savoir-vivre à l'époque où votre race est en voie de disparition. Un essai? Non. Un conte contenant en germe des quantités de contes dont vous êtes, chacune, la princesse, l'héroïne dans un monde où les hommes se voulant être supérieurs vous avaient déclaré la guerre.

Pour vous, « Un Monde à l'usage des demoiselles » (1) vient d'être repris par Folio, opportunément en cette année du cinquantenaire du Livre de poche.

Ainsi, vous, harmonieux compromis de beauté, de vertu, de noblesse, vous, « création supérieure de la femme », son chef-d’œuvre, allez savoir qui vous étiez, à l'origine, bien avant les fameuses lois de l'ancêtre de notre ministre, Ferry, qui portait le prénom de notre compositeur, Massenet. Alors, «Le Gaulois » s'écria: « On va supprimer la jeune fille! » N'y songeons pas: vous rayonnerez de plus en plus quand vous cesserez d'être demoise1les.

Le monde des hommes

Dans votre « Monde », vous apprenez d'où vous venez, dans quels couvents et selon quels principes vous avez été élevées - le mot est impropre puisque, étant « nées », vous étiez élevées - jusqu'au jour de votre mariage. L'homme est votre bourreau. Ce jour-là, vous cessez d'être demoiselles et l'on est en droit de se demander si, en même temps, vous gardez le meilleur de ce qui vous distingue: votre âme.

Vous apprenez mille détails oubliés. Ce « Monde » est fascinant parce que l'auteur, qui a fouillé dans tous les ouvrages possibles traitant de l'éducation et du maintien et qui cite ses références in fine, s'exprime en princesse, c'est-à-dire avec un chic! Paule Constant eut raison de dire: «Je veux être traitée en princesse ». Elle est une princesse de l'esprit

Lisant ces pages, on se rend compte combien, au fil des siècles, les critères de beauté féminine ont changé. A l'heure des jean's vous ne portez plus de corset, vos robes ne sont plus des monuments surchargés, mesdemoiselles, vous ne faites plus de révérences alors que vous en devez une à Paule Constant qui vous décrit avec tant de vivante érudition, vous ne respectez plus les règlements des ursulines, bonnes religieuses de chez nous qui sévissaient à l'emplacement du Palais des Pyrénées. Bref, nées de la conjonction, dans l'équilibre le plus exact, de l'Eglise, de l'Etat et du sexe, vous arrivez à la conclusion, à votre victoire sur l'homme qui vous avait déclaré la guerre. Vous, féministes, êtes entrées dans le monde des hommes: « semblables, fraternelles. On vous dit encore « Madame », mais sur le ton de « Monsieur ».

Michel Fabre

(1) Gallimard 1987 et Folio 2003.

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