BALTA
Presse

Les Echos. Annie Coppermann: "Balta"

Elle. Pierrette Rosset : "A la mémoire d'un enfant"

Télérama. Michèle Gazier: "Rage d'écrire, rage d'Afrique"

Jeune Afrique. Salah Guemriche: "Deux Afrique, une seule Mégalo"

Indications (Bruxelles) : "Balta"

Médiations philosophiques, Clémence Sadaillan : "Cheminement romanesque : 'Balta' "

 


 

Les Echos, 12 octobre 1983.

"BALTA" par Paule Constant


Sous le soleil haut, la piste n'en finit pas où marche Balta le petit garçon, sa mère, Mel son petit frère et une vieille femme. Ils ont soif, ils ont faim. La soupe d'igname et de terre ne suffit pas. Ils marchent vers Megalo, la capitale. Ils espèrent, ces exilés chassés de leur pays, pouvoir y entrer, avec de faux papiers : nous sommes en Afrique noire, après la colonisation. Luttes tribales et misère. Balta, le petit Noir, avec son dérisoire paquet de livres qu'il ne sait pas lire mais que son père, en prison quelque part, lui a confiés, est mal parti…
Débarquant de l'avion, Favre, enseignant coopérant, ne trouve pas l'Afrique qu’il rêvait : de la poussière, des murs de briques, une chambre d'hôtel passe-partout. Bardé de diplômes et d'idées généreuses, Favre, à l’université de Megalo, ne « séduira » pas ses étudiants noirs, se fera mal voir de ses collègues blancs, tuera l'ennui avec de passagères idylles et, à la faveur d'une révolte étudiante, finira expulsé. Il n'était pas très bien parti non plus.
Les chemins de Favre et de Balta ne se croisent jamais et pourtant, dans les dernières pages, Balta, atteint par la rage parce qu'il a été mordu par un singe qu’il a délivré des grilles du zoo, meurt dans les bras de Favre, aussi impuissant avec lui qu'avec ses collègues et ses étudiants. L'Afrique noire est mal partie…
Ce roman, le troisième d'une universitaire qui a enseigné elle-même en Afrique, et parle visiblement de ce qu'elle connaît bien, fait parfois penser à l’univers décrit par Naipaul, celui d'un continent noir qui n'en finit pas de mal résoudre, avant, après sa colonisation, des problèmes insurmontables qui se noient dans les querelles dérisoires des puissants du jour.
C'est rare, dans la littérature française d'aujourd'hui : Paule Constant ne raconte ni son enfance ni.ses amours, elle nous parle de notre monde, et de ce que nous en faisons. Sans complaisance.
L'histoire de Balta et celle de Favre s'enchevêtrent, et c'est, dans ce récit en contrepoint, toute l'Afrique qui défile. Celle des bidonvilles, des mendiants, des prostituées et des lépreux, cel1e des gosses pour qui un ballon de foot représente toute la richesse du monde, celle des capitaines noirs mégalomanes qui se font peindre en pied ou à cheval des dizaines de fois, celle des chapardages et des rêves impossibles, celle de la faim et du mépris. Celle, en écho risible, des luttes intestines entre Blancs étriqués, gorgés de suffisance, campant sur leurs situations acquises, avec leur paternalisme néo-colonialiste ou leur résignation apathique.
Il y a, au fil des paragraphes, de féroces portraits d'universitaires, de diplomates, industriels, carriéristes et contents d’eux, il y a même, suprême insolence, un tableau au vitriol d'un colloque très intellectuel et vide sur la négritude, et d'une visite du président de République française.
Un roman cruel. tendre et sardonique, qui confirme l’originalité d'un auteur dont les débuts, avec « Ouregano» dont on retrouve ici l'heroïne Tiffany, avaient été salués à la fois par la critique et par les jurés d'automne qui lui avaient.donné des voix.
Cette année, « Balta » figure à la fois sur la liste des Goncourt et sur celle des académiciens français, qui décerneront leur prix du roman le 3 novembre prochain. L'Afrique noire est mieux partie...


Annie Copperman.

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ELLE, octobre 1983


A la mémoire d’un enfant

« J'ai beaucoup pleuré en écrivant Balta raconte Paule Constant. Surtout à la fin...» Romancière célèbre dès son premier livre (Ouregano), Paule Constant a le don d'émotion, un don très rare chez les écrivains d'aujourd'hui. Elle n'est pas la seule à pleurer la mort de Balta, le petit Africain parti pour la grande ville, et qui rêve d'un avenir souriant. Il rencontrera la misère, les révolutions avortées, l'incompréhension. L'Afrique était déjà le grand personnage d'Ouregano. L'auteur y a vécu longtemps : « Parce que j’étais la fille de mon père, puis la femme de mon mari », dit-elle drôlement. Peut-être parce qu'elle n'a pas choisi d'y vivre mais y a été « emmenée », au Cameroun par son père médecin militaire, en Côte d'Ivoire et au Sénégal par son mari médecin et chercheur, spécialiste des maladies tropicales. Paule Constant, maintenant professeur de lettres à Aix-en-Provence, a une connaissance intuitive et pas du tout théoricienne du pays dont elle parle. Pays qu’elle ne nomme pas et dont elle a baptisé la capitale « la Mégalo ». « Je n'ai pas de réflexion politique », dit-elle. En réalité, comme tous les vrais romans, Balta est plus politique que n’importe quelle étude économico-statistique. « Je n’ai pas la solution... et je sais que ce n’est pas une image agréable que je renvoie aux Africains »... Ni aux Européens, pourrait-elle ajouter. Balta est aussi une peinture de la coopération. Parallèlement à l'itinéraire du petit garçon perdu, se poursuit celui de Lucien Favre, le professeur de lettres qui perdra vite les illusions apportées dans ses bagages. À peine arrivé, il comprend que sa nomination n'était souhaitée par personne. Il se trouve plongé dans un bain bouillonnant de médiocrité et de combines. Ah ! le dîner chez Albert Refons (et madame), directeur du département de lettres modernes, au cours duquel Favre commence à comprendre qu'il est vraiment de trop ! Favre et Stendhal face aux étudiants africains ne font pas le poids... Favre ne fait pas le poids non plus lorsqu'il décide de changer son sujet de thèse « pour en choisir un plus africain ». La bonne volonté de Favre relève du rêve d'une Afrique « féérique, nourricière, maternelle ». « Je n'ai pas voulu dire que l'image de la colonisation et ce qu'elle a laissé dans nos relations avec l'Afrique était totalement négative, c'est une relation privilégiée, mais aussi une relation de haine, dit Paule Constant. (« Un peu comme celle qui unit et désunit les parents avec leurs enfants adolescents. ») Ses sympathies ne vont, c'est visible, ni vers Favre, gauchiste irréaliste, ni vers les combinards africains ou européens (très habilement, elle nous laisse dans l'incertitude à propos de certains personnages : noir ou blanc ? Peu importe... ils sont bien pareils).
Elle se réserve une préférence pour l'enfant Balta et ses semblables auxquels on ne propose qu'un simulacre d'avenir. Ce n'est pas un hasard si Tiffany, l'héroïne des précédents livres de Paule Constant, recueille dans ses bras le petit Balta mourant. Tiffany, la femme blanche « sans odeur », la femme qui ressemble à la mort est presque épouvantée, dépassée par la générosité que le destin exige d'elle. Notre civilisation serait-elle avare et frileuse? Une question à laquelle Balta nous demande de répondre.

Paule Constant prétend qu’elle ne connaît rien à la politique, mais le politiciens devraient lire ses livres


Pierrette Rosset

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Télérama, 21 septembre 1983

 

Rage d’écrire, rage d’Afrique
Il fait chaud, soif, fatigue. C’est l’Afrique. Où des vies s’enchevêtrent. Celles de Balta, enfant noir au cœur plein de promesse,et de Lucien, jeune professeur blanc, imbibé d’alcool.

Après Ourégano (prix Valéry Larbaud 1980) et Propriété privée (1981), Paule Constant, maître-assistant de littérature française, poursuit son projet littéraire, reconquête d'un passé latent, reconstruction romanesque d'un temps perdu. Au sortir d'une enfance africaine à Ouregano et d'une adolescence glacée et. pyrénéenne dans un pensionnat religieux, Tiffany, l'héroïne littéraire de Paule Constant, fait une apparition discrète dans Balta. Elle n'est plus au centre du récit. Le champ s'est élargi. Le regard de l'auteur ne se foca1ise plus sur sa fragile silhouette.
Nous sommes à nouveau en Afrique, à travers brousse. Il fait chaud, soif, fatigue. Un étrange cortège : une vieille femme qui délire, une autre que son seul ventre rond et fécond peut encore désigner comme jeune, mais qui n'est plus que marche, peur, volonté de fuir ; sur son dos, un bébé rachitique accroché à un pagne, et, à ses côtés, agile comme une sauterelle, un gamin de sept ans, Balta, et son tréso r: quelques livres roulés dans un morceau d'étoffe et légués par un père disparu (au fond d'une prison ?). Entre ces miséreux et la ville gratte-ciel, capitale intellectuelle et politique : la Mégalo, une frontière à franchir. Les réfugiés en fuite se bousculent aux portes de cette Mégalo cruelle qui les rejette ou les digère, qui les anéantit.
Balta seul franchit les barrières, avec sous son bras, la promesse d'un savoir à décoder. Parallèlement, un jeune professeur. universitaire et coopérant, pénètre, lui, également dans la ville. Il vient d'être nommé à l'université où il enseignera les lettres françaises, il découvre très vite les haines, les rancœurs, les cancans et les amours de cette cellule blanche en territoire africain. Les croche-pattes des chers collègues et les accroche-cœurs des femmes désœuvrées, transforment en poupon de cire et de son le jeune Lucien pas très doué pour la vie mondaine et les pratiques universitaires. L'homme blanc et le gamin noir avancent dans celle ville pieuvre, ville-piège avec la même maladresse candide. Ils sont frères de confiance et désarroi.
Tandis que Lucien s'imbibe d'alcool et sombre dans l'incommunicabilité, Balta se laisse fasciner par la magie des couleurs et des formes qu'invente son compagnon protecteur de rencontre, un certain Willie qui ne saura jamais lui apprendre ni la lecture, ni la tendresse. Ils sont l'un et l'autre victimes de cette magie africaine, de la pauvreté ou de l'opulence, des deux à la fois, car l'Afrique à jamais violée s'habille d'illusions et se barde d'une violence infinie. Seule la mort a parfois quelque matérialité : un petit corps qui prend la rigidité du bois dans le pagne maternel, un sommeil qui se noie dans les profondeurs de l'infini… ou simplement l'absence : cinquante places vacantes dans un amphithéâtre, à l'université. La faim, la soif aussi ont quelque réalité : c'est la terre que l'on creuse, que l'on mâche pour en extraire l'humanité enfouie, ou la racine que l'on arrache pour survivre.
Comble du grotesque, du ridicule, à quelques mètres de cette faim, de cette soif, la femme d'un banquier blanc se baigne dans la piscine de sa propriété, et l’on sert de la choucroute chez les professeurs!
Ce roman baroque, réaliste et magique ne distille pas un message, ne joue pas à plaider les grandes causes, à mettre au banc des accusés les blancs colonialistes et sur un piédestal la négritude bafouée. L’auteur se délivre du poids d'une Afrique qu'elle porte dans son cœur et dans ses entrailles. Elle rompt les amarres d’une écriture, hier sans doute trop retenue, qui figeait son précédent roman ; elle s’abandonne à sa rage d’écrire, sa rage d’Afrique. Elle fait craquer tous les vernis pour nous donner un texte tour à tour âpre, amer, haineux, tendre.
Récit dur et sec comme cette terre ingrate, crépitant de phrases courtes et sans fioritures lorsque la romancière évoque l'Afrique aride, presque stérile, l'Afrique violente, Balta scintille de couleurs et charrie des mots, des images, des phrases sinueuses et sensuelles lorsque la ville dévoile ses splendeurs, sa magie au gamin émerveillé.
Dans un coin du roman, presque en marge, une jeune femme assiste à la brève rencontre de Lucien et Balta. On l'avait presque oubliée, souvenez-vous, elle s'appelle Tiffany, elle vécu à Ouregano, elle a sans doute encore bien des choses à dire…

Michèle Gazier.

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Jeune Afrique, 9 novembre 1983

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Deux Afrique, une seule Mégalo.

Deux mondes parallèles, celui des « damnés de la terre » et celui des privilégiés, cohabitent dans une ville-ogresse, où se croisent d’incroyables personnages.
Les yeux ouverts sur une humanité dépossédée.

Si tous les chemins mènent à La Mégalo, « capitale opulente et mystérieuse » dit-on, La Mégalo ne s'ouvre pas à tous les chemins. À coups de mots-machettes, avec Balta, Paule Constant nous en fraye deux : deux itinéraires ou, plutôt, deux destinées menées de plume de maître.
L'histoire, si une histoire il y a, ne se raconte pas. Esquissons-la pourtant, au risque de la desservir... Au commencement, l'exode. Balta, sept ans, le petit Mel, la mère « gonflée derrière, gonflée devant » et, à la traîne, la grand-mère, « calebasse sur la tête et valise à la main », fuient le pays et la mitraille. Destination: la frontière, et un pays béni dont la capitale porte un nom justifiant à lui seul tous les espoirs : La Mégalo! .
Les recommandations du père disparu ou en prison - sont claires : «Être extrêmement poli, pour que Monsieur l'Officier n'examine pas de trop près les papiers...» Des quatre membres de la famille, seul Balta réussit à passer la frontière et, un paquet de livres sous le bras (unique héritage du père), il aborde à sa périphérie La Mégalo, comme on aborde une cité assiégée…
Le même jour, avec trois semaines de retard sur la rentrée, Lucien Favre débarque à la Faculté de lettres de l'Université de la Mégalo. Sa nomination, au titre de la Coopération, n'arrange pas tout le monde. Au fil des jours, sa mentalité de romantique, et d'empêcheur de prêcher en rond, va peser de plus en plus sur les rapports de travail et - nostalgie africaniste oblige - sur la « bonne conscience » de la plupart de ses chers collègues... D'un côté, donc, cette Afrique des « damnés de la terre », vingt ans après les indépendances; de l'autre, l'Afrique des privilégiés, celle aussi des récidivistes, nostalgiques ou frustrés des « temps bénis... ». Deux Afriques, étrangères l'une à l'autre : la première rampant dans la boue et les privations; la seconde évoluant dans un univers de mondanités et de profits.
Ainsi, abordée (agressée, dirait-elle ?) sur ses flancs par Balta, en plein cœur par Lucien Favre, la Mégalo retrouve son instinct salvateur de capitale-ogresse : elle va s'employer méthodiquement à neutraliser ces deux mégalophobes, ennemis « naturels » de l'Afrique en marche... !
Diamétralement opposés, ces deux mondes se trouvent soutenus par deux récits montés en parallèle, entre lesquels l'auteur place, comme autant de repères, quatre moments de jonction. Le premier est amorcé par le personnage du bon vieux Bamboula : vingt ans au service du couple Refons, vétérans de la Coloniale. Le second, souligné par la belle Henriette, fille d'un capitaine mégalophile. Le troisième, représenté par un lieu symbole : le zoo (symbole d'un patrimoine sous scellés ?). Le quatrième, enfin, mis en relief par le dit Capitaine, canon de la mâle beauté, Narcisse en uniforme sculpté à même l'ébène. Bref: l'Apollon de la Mégalo !
Personnage haut en couleurs que ce cher Capitaine Konan. Caricature convaincante, et convaincue dans son volontarisme à mater une révolte estudiantine comme dans son obstination à se faire « statue au milieu des statues » : ce pour quoi il tournera le dos à Willie, artiste-peimre, mi-Arlequin mi-Merlin, pour s'abandonner à l'art de Gobbé le sculpteur, mi-poète mi-sorcier, jugé plus digne d' « exalter sa nature » !
L'Afrique des uns, dépecée, meurtrie, nous ramène indéfiniment à cette mère sans nom, celle de l’exode, « sentant la boue et la sueur » ; tout comme l'Afrique des autres, « féerique, nourricière et maternelle… » ne saurait se passer d'une Tiffany, femme et plus que femne: mère miracle, dans les bras de laquelle s'abandonnera Balta.
Personnage-fétiche de l'auteur depuis Ourégano (roman récompensé en 1980 par le Prix Valéry Larbaud), Tiffany bénéficie dans Balta d'une présence quasi mystique. Elle n'en demeure pas moins un personnage sujet à quelque réserve, en tant que symptôme ambigu d'une morale religieuse surannée. Tiffany, oasis de paix et de confiance, parce que cette femme ne sent « ni la pourriture, ni la charogne ». Tiffany, « l'odeur de Dieu ». De quel Dieu? Dieu blanc, diable noir...
Cela dit, Paule Constant nous offre là une œuvre pleine, « gonflée derrière, gonflée devant »... Un roman sans tain, reflet de la mise en enjeu quotidienne de l'Afrique. Une œuvre qui s'ouvre, avec les yeux de.Balta, sur une humanité avilie, dépossédée; et se referme, sur les vœux de Balta, comme sur une « espérance désespérée ».


Salah Guemriche.

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Indications (Belgique), série n°41, 1983

BALTA, de Paule Constant
Les Editions Gallimard, Paris 1983, Roman, 258 pages

Le style acéré, implacable, Paule Constant poursuit une œuvre difficile, une œuvre de crête, solitaire et exigeante. Ouregano sonnait l'heure de Tiffany, petite fille perdue dans un coin ignoré d'Afrique, entre des parents sans amour, une société coloniale mesquine et raciste, et un peuple enclin à la proscrire parce qu'on ne lui avait pas appris que des Blancs pussent ne pas la haïr. Dans Propriété privée, au comble de la déréliction, Tiffany tâte de l'inénarrable hypocrisie, de la mauvaise foi sans commune mesure des dames qui tiennent l'Institut où elle poursuit ses études, en France - ces maîtresses soi-disant très honorables, au vrai seulement méprisables sinon franchement haïssables ! Dans la Mégalo qui offre à Balta son lieu d'ancrage, l'Afrique est de retour, ainsi que nombre de protagonistes des romans précédents. Tiffany, jeune femme, a épousé un professeur égoïste, obtus et, pour tout dire, nul ; elle s'ennuie à mourir et rêve d'esclandres héroïques ! D'autres acteurs d'Ouregano s'extirpent du purgatoire : Refons, l'instituteur, est devenu autorité académique; Beretti, la brute épaisse et fanatique, fricote aussi du côté de l'Université. Bref, des promotions qui n'augurent nullement d'une quelconque volte-face des mentalités ; pour être plus sournois, le racisme de la minorité blanche n'en est pas moins prégnant, à la fois destructeur, s'il se peut, du « monde » africain, et structurant de l'imaginaire blanc.
« La Mégalo n'était pas Ouregano, qui le contestait ? Les temps avaient changé, mais Elise le leur disait avec ferveur. Ils étaient bien ici. Vous ne vous rendez pas compte, les jeunes, vous ne pouvez pas savoir ! Mais pourquoi étaient-ils bien ? Beretti désignait l'assemblée, parce qu'ILS étaient LÀ. ILS étaient encore LÀ. Le ton avait monté, Beretti mettait quiconque au défi, et Elise particulièrement, de lui dire que les Africains étaient plus heureux de nos jours. Et que l'on ne me parle pas de la colonisation, cria-t-il, parce qu'autrefois ils ne mouraient pas, ils n'avaient pas faim, ils n'avaient pas soif, il n'y avait pas de guerre, pas de famine... Et quand on pense à ceux, vous et moi, qui partaient pour quatre, cinq ans dans des bleds comme Ouregano, pourquoi ? Pour de l'argent? Pour la gloire ? Pourquoi ? Pour le SACRIFICE ! C'est vrai, dit Elise qui pensait à elle » (p. 135).
Le roman, dès lors, rejoint sa vérité. Près de la prison-cimetière, Lucien Favre découvre Balta mourant. Il échoue à le sauver. Balta meurt, enragé - mais la rage n'est pas seulement une maladie, c'est aussi un symbole!
« Tout se soignait, les tordus, les brisés, les brûlés, les déchirés, les troués, tout se soignait sauf ce petit garçon-là, Favre ne voulait pas le croire ? Il portait dans ses bras un enfant atteint de la seule maladie sans espoir. Pas d'exception, pas de miracle, pas de sursis, pas de répit. Pas une semaine, pas deux jours. Dans cet état, Balta ne passerait pas la nuit. Plus condamné qu'aucun condamné au monde. Cette certitude déchirait Favre » (p. 253).
Roman gageure, roman engagé-enragé, Balta vise très peu à émouvoir, mais parvient presque à motiver - tout dépend du lecteur. Non que, dans ce livre où la lucidité frisa parfois la férocité, Paule Constant ait le piètre goût de tomber dans l'ornière des défenses de causes (perdues), car ce qui motive, ce sont des personnages. Balta, Willie, Tiffany, Favre et autres Kerr, ont la réalité des gens-à-tripes ; ces personnages vivent ou survivent - et c'est le génie de la romancière de suggérer que le sens de vivre ne s'indique pas nécessairement là où on l'aurait pensé. La vie est dans la lutte, point dans d'inertes manigances. C'est pourquoi Balta vit mieux, en dépit des apparences, que Refons ou Beretti. Est-ce cela que reflète l'humour sans concession qui traverse ce livre avec la froideur d'une lame ? Pathétique à l'égard à Favre, Balta ou Willie, il devient impitoyable quand il se porte sur Konan, le capitaine-Narcisse, uniquement soucieux de son image, quand même elle n'eût la marque que de la couardise et de l'injustice, ou sur Renan, le recteur, dont l'incompétence n'a d'égale que le conformisme et la faiblesse de caractère. Non, décidément ce roman n'est pas désespéré. Une justice immanente s'y réfléchit, honorant cette rage qui a noms amitié, insurrection.

Notice brève
Roman insurgé, Balta est écrit avec violence quoique sans ostentation, mais insidieusement, dans une langue feutrée, polie, qui « met à distance » (Le Monde). Restent les stigmates de l’inégalité et de l’irrespect des droits de l’homme !

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Médiations philosophiques, Médiaphi n°6, mai 2014.

"Cheminement romanesque : Balta, de Paule Constant"

Paule Constant est un nom qui ne vous parle peut-être pas : on le croise rarement si on ne le cherche pas dans les rayons et pourtant, lorsqu'on découvre son œuvre, le talent qu'il recouvre est tout bonnement manifeste. Professeur de littérature, Paule Constant est également romancière et obtint, qu'on se le dise, le prix Goncourt de 1998 pour Confidence pour Confidence. C'est étrange de dire cela de quelqu'un dont c'est le métier, mais cette qualité se fait rare : Paule Constant sait raconter des histoires. Des histoires bien construites qui ne perdent pas et surprennent toujours ; des histoires bien amenées qui savent s'installer devant nous et partir quand il le faut, quand tout est dit, sans qu'aucune violence n'accompagne la fin de la lecture, sinon celle des émotions. Si ces histoires sont de « vraies histoires », ça n'est sans doute pas sans lien avec la quantité de connaissances variées qui traverse son œuvre. Dans La Fille du Gobernator, roman à couper le souffle, on est plongés, à travers les yeux d'une enfant, la fille du gouverneur du bagne de Cayenne, dans un univers où notre imagination peut se développer tout en apprenant des choses.
Bizarrement – et au risque de répugner – son écriture me fait penser à celle de Gide. Peut-être est-ce parce qu'on sent immédiatement un travail formidable derrière chacune de ses phrases : toutes nécessaires, aucune n'est de trop. Peut-être est-ce aussi parce qu'elles sont tantôt longues, descriptives, tantôt sèches, allant à l'essentiel – presque brutales.

Si j'ai choisi Balta, c'est parce qu'il me semble que c'est un roman qui confine à l'intemporel. La grandiloquence qu'on pourrait lire dans cette première définition n'est pas jouée et l'histoire vous en persuadera.
Balta est le nom de l'un des deux personnages principaux, un petit garçon noir qui regarde la Mégalo, cette immense ville africaine, comme une mère splendide qui caressera son visage, calmera ses craintes et soignera ses plaies. Ses apparitions se font en focalisation interne tandis que celles de Lucien Favre, un jeune professeur français de littérature fraîchement arrivé de l'aéroport, sont en point de vue omniscient. Les deux procédés nous attachent également à ces deux vies ballotées par la grandeur terrible de la ville. Balta comme Lucien Favre prennent de l'épaisseur au fil de l'histoire et, outre l'intérêt qu'on peut leur porter en propre, ils nous font visiter les deux faces de la Mégalo. Balta nous entraîne dans les rues, auprès de personnages extraordinaires et de peintres merveilleux, et n'en finit plus de fouler la poussière d'un sol qui, décidément, ne veut pas de lui. Lucien Favre nous fait entrer dans la Faculté de lettres où le temps est aussi figé que les professeurs qui le peuplent, faisant passer leur lassitude pour une intégration depuis longtemps accomplie. C'est cette partie qui, à mon sens, retient tout particulièrement l'attention : si Lucien Favre est habité par la littérature et curieux de la culture de sa ville d'accueil, sa déception sera grande. Les personnages qui l'entourent sont des Blancs qui ne cessent de louer l'Afrique – mais sans même déjà la comprendre, l'aiment-ils ? Non ! Leur enthousiasme n'égale que leur hypocrisie : ce sont eux les étrangers, face à un peuple dont la tradition ne se laisse pas dompter. Détestés par ses détestables collègues, méprisés par ses étudiants noirs, Lucien Favre finira par rencontrer, à défaut de l'Afrique, ce fantôme d'unité qu'il se représente naïvement, la Mégalo, cette mère infanticide qui se donne des airs sous ses robes de béton. Ni le Noir ni le Blanc n'y est chez lui parce qu'elle est trop africaine pour le Blanc et trop européenne pour le Noir.

Le scalpel n'épargne rien, n'évite personne, et surtout pas nous-mêmes. Il nous met face à des représentations dont nous n'avons pas forcément conscience. Il nous rappelle que nous rêvons les cultures qui ne sont pas les nôtres, que ce soit avec passion ou avec dégoût, et que ces fantasmes – d'unité, de mystère primitif, d'ailleurs exotique… – sont à la fois ce qui nous fait rencontrer l'Autre et ce qui nous en éloigne infiniment.

Extrait (Balta, pp220-221, édition Gallimard, collection folio) :
Le passage se déroule lors d'un colloque organisé par la Faculté de Lucien Favre sur la culture africaine. Le dernier conférencier est le seul professeur noir à intervenir.

« Basile N'Ko lui succéda. C'était donc là le fameux Basile, toujours absent aux réunions, qui donnait ses cours quand il y pensait, qui était au-dessus du règlement. Il pose, se dit Favre en le regardant déployer les manches qu'un boubou blanc dont le damas brillait sous les broderies. Il pose, il va nous écraser d'authenticité. Basile psalmodiait un long poème dans lequel il exaltait les spectateurs. Il leur infusait l'orgueil d'eux-mêmes, ils étaient des lions, les lions qui mangeraient le serpent sur les grandes collines de l'Afrique, il parlait des lions pleins de force, il humiliait le serpent à l'échine rompue. Les yeux se faisaient plus durs, et imperceptiblement les têtes se redressaient. Le discours de Basile-le-poète, les inflexions de sa voix les pénétraient comme un rythme venu du fond des temps qu'ils connaissaient dans leur chair, qu'ils récupéraient comme une musique qui ne finirait jamais. Ô les mots ! Basile-le-Nègre leur parlait de leurs ancêtres, dans une longue histoire d'ombre et de lumière qui reflétait la mort et la vie. Des gorges, prêtes à rompre l'intolérable plaisir que l'homme doué du Verbe leur insufflait, allait jaillir un cri qui les replacerait dans le champ parfait de l'initiation. […] Les cris s'étouffèrent. Les auditeurs étaient lourds du message qu'ils avaient reconnu. Basile N'K avait dit les mêmes choses que Favre, mais lui seul avait été aimé.
Les observateurs qui, eux, n'avaient rien compris à la griotticie, avaient souri au lion et au serpent, enregistrèrent les attaques directes de Favre. Culture d'exploitation, culture de caste, injustice culturelle … Ils n'étaient pas près de l'oublier. Comme disait Nicole Breugnot : Dire qu'on le paie pour défendre la littérature française ! A quoi Elise ajouta : et je l'ai nourri ! Le groupe Refons se leva et quitta ostensiblement la salle. »

Clémence Sadaillan.

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